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Prouver la violence conjugale, le recours possible à la preuve déloyale

Afin de répondre efficacement au besoin de protection des victimes de violences conjugales, le législateur a institué en 2010, une procédure civile d’urgence dénommée « ordonnance de protection » (art. 515-9 et s. du code civil). Récemment remaniée par les lois des 28 décembre 2019 et du 30 juillet 2020, le législateur a cherché à la rendre plus rapide et plus efficace, notamment en octroyant au juge aux affaires familiales des pouvoirs exorbitants, permettant d’assurer en urgence la protection physique et matérielle de la victime. L’arrêt rendu par la Cour d’appel d’Aix en date du 22 février 2022, N° 2022/100 aborde la problématique de l’admissibilité d’une preuve déloyale.

L’affaire soumise à la Cour d’appel d’Aix illustre parfaitement l’âpre difficulté à ménager un juste équilibre entre les intérêts antagonistes en présence : entre protection des intérêts d’une victime potentielle d’un côté et droit à un procès équitable de l’autre.

Prouver la violence conjugale

En l’espèce, Madame X s’est mariée en juillet 2012, et de cette union est né un petit garçon. En aout 2021, l’épouse saisit le JAF d’une requête en ordonnance de protection et fait valoir que depuis 2015, elle est victime des violences psychologiques, harcèlement et menaces de mort de la part de son mari.

Déboutée de sa demande en première instance faute de preuves suffisantes pour établir le danger, elle fait appel de la décision. Elle reproche notamment au juge d’avoir déclaré irrecevable un enregistrement fait à l’insu du mari, alors même que cette même pièce était indispensable au soutien de sa prétention.

La décision d’appel confirme le rejet de l’ordonnance mais la motivation constitue une source indéniable d’enseignements tant concernant les preuves admissibles (I) que les conditions exigées (II) pour obtenir une ordonnance de protection.

I- L’admissibilité d’une preuve déloyale

L’ordonnance de protection relevant de la procédure civile, il incombe à la victime de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention (art. 9 du Code de procédure civile). Si le principe de loyauté de la preuve ne fait pas partie des principes directeurs du procès institués dans le Code de procédure civile, la jurisprudence a pris le soin de consacrer une obligation processuelle de loyauté entre les parties (Cass. 1re civ., 7 juin 2005, n° 05-60044 : Bull. civ. I, n° 241) et plus particulièrement de loyauté dans l’administration de la preuve  (Cass. ass. plén., 7 janv. 2001, nos 09-14667 et 09-14316. V. (Ozan Akyurek et Marie-Laure Cartier-Marraud, « La consécration du principe de loyauté procédurale, une nouvelle proposition émise dans le rapport sur l’amélioration et la simplification de la procédure civile », LPA 11 juil. 2018, n° 137d1,p.6).

Le principe de l’irrecevabilité des enregistrements réalisé à l’insu de l’auteur

Un tel principe empêche notamment de produire l’enregistrement d’une communication téléphonique réalisé à l’insu de l’auteur des propos tenus. (V. Cass. ass. plén., 7 janv. 2001, nos 09-14667 et 09-14316 : au visa de l’article 9 du Code de procédure civile, de l’article 6, § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et du principe de loyauté de la preuve, la haute juridiction a écarté l’enregistrement d’une communication téléphonique réalisé à l’insu de l’auteur des propos tenus, en ce qu’il constituait un procédé déloyal rendant irrecevable sa production à titre de preuve).

En matière d’ordonnance de protection, certes la preuve est libre, mais elle reste elle aussi soumise au principe de loyauté. Sont ainsi recevables les aveux, mains courantes, dépôts de plaintes, témoignages, attestations, certificats médicaux (qu’ils proviennent ou non d’unités médico-légales), les relevés d’appel téléphoniques, lettres, photos. Les SMS, les courriels reçus et envoyés, les messages vocaux laissés peuvent également être produits, l’intéressé étant présumé savoir qu’ils peuvent être conservés.

En revanche, les enregistrements fait à l’insu de l’auteur sont en principe irrecevables.

Une brèche dans le principe

C’est précisément sur ce point que l’arrêt rendu par la Cour d’appel d’Aix-en-Provence en date du 22 février 2022apporte un éclairage essentiel.

En effet, dans le champ des violences conjugales et spécifiquement des violences psychologiques, la preuve des faits allégués est particulièrement complexe, pour ne pas dire parfois diabolique. C’est précisément ce caractère impossible de la preuve, invoqué par la requérante, qui a retenu l’attention des juges aixois.

Usant d’une motivation de principe, les juges aixois affirment qu’« en application des articles 6 et 8 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle d’une personne à la condition que cette production soit nécessaire à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi. De même sur le fondement de l’article 9 du code de procédure civile, une pièce ne peut être écartée des débats pour violation de l’intimité de la vie privée, sans rechercher si sa production n’était pas indispensable à l’exercice du droit à la preuve et proportionnée aux intérêts antinomiques en présence ».

La recherche d’un juste équilibre entre les droits des parties

La Cour recherche donc un juste équilibre à ménager entre les droits fondamentaux et intérêts antinomiques en présence : droit à la vie privée et à un procès équitable d’un côté et droit à la preuve de l’autre.

S’appuyant sur le droit fondamental à la preuve, la cour admet la production d’une preuve déloyale à la double condition d’établir d’une part que :

  • le fait allégué est impossible à établir sans la production de cette preuve (caractère indispensable)
  • la production de cette preuve est proportionnée au but poursuivi (caractère proportionné)

Comme l’indique la cour « dans le cadre des violences conjugales physiques ou psychologiques, qui sont des faits graves, il est très difficile d’avoir des témoins, de sorte que l’enregistrement d’une conversation entre les époux à l’insu de l’un d’eux peut être indispensable pour démontrer les faits allégués ». Mais en l’espèce, la preuve sera in fine écartée en ce que l’atteinte portée à la vie privée n’a pas été proportionnée « au but poursuivi, soit en l’occurrence à la preuve des violences dans le respect du principe du contradictoire ».

En produisant un constat d’huissier qui ne retranscrivait pas l’intégralité de l’enregistrement mais seulement deux passages « sélectionnés » par la requérante, la cour ne pouvait connaitre la totalité des échanges, et le requérant ne pouvait utilement se défendre contre une retranscription partielle. Aussi, la cour a retenu que « de ce fait, cette pièce ne répondait pas au critère du respect de la proportion entre les intérêts antinomiques en présence ».

Un apport pratique indéniable

Cette décision est donc particulièrement instructive pour les praticiens

  • En matière de violence notamment psychologique, la preuve étant quasi toujours impossible, un enregistrement fait à l’insu sera très souvent considéré comme indispensable pour établir les faits allégués. (1ère condition remplie)
  • En revanche, pour garantir une atteinte proportionnée, il faudra notamment préserver le principe du contradictoire en procédant à une retranscription intégrale.

II- Les conditions cumulatives de l’ordonnance de protection

Outre les difficultés probatoires, l’arrêt commenté permet de rappeler les conditions cumulatives indispensables à établir pour l’obtention d’une ordonnance de protection.

Là encore les juges usent d’une motivation de principe rappelant les exigences légales. « Selon, l’article 515-9 du code civil, une ordonnance de protection peut être prise lorsque les violences exercées au sein du couple, y compris lorsqu’il n’y a pas de cohabitation, ou par un ancien conjoint, un ancien partenaire lié par un pacte civil de solidarité ou un ancien concubin, y compris lorsqu’il n’y a jamais eu de cohabitation, mettent en danger la personne qui en est victime, un ou plusieurs enfants. L’article 515-11 de ce même code précise que cette décision est prise s’il existe des raisons sérieuses de considérer comme vraisemblables la commission des faits de violence allégués et le danger auquel la victime ou un ou plusieurs enfants sont exposés. ».

Établir la vraisemblance des violences

Les juges aixois ne font ici que reprendre le principe légal et jurisprudentiel (Cass. 1ère civ. 13 février 2020, 19-22.192, Inédit ; CA Poitiers, 4e chambre civile, 26 Mai 2021 – n° 20/02839 :  JurisData : 2021-010394), selon lequel il ne suffit pas d’établir la vraisemblance des violences, il faut également démontrer le danger encouru pour la victime ou les enfants.

En l’espèce, les juges d’appel affirment que le rappel à la loi réalisé par le Ministère public, quelques mois après la décision rendue par le juge de première instance, « rend vraisemblables les violences alléguées sans qu’il soit nécessaire d’étudier les autres éléments portés à la connaissance de la cour ».

Démontrer le danger

En revanche, le danger n’est pas démontré. Selon les juges les éléments rapportés ne sont pas suffisamment probants : soit les faits allégués n’ont pu être vérifiés par les services de police, soit les troubles du mari décrits par des témoins sont considérés par la Cour comme pouvant être le « résultat d’un climat conflictuel commun à de nombreux couples avant leur séparation ». Pour finir la Cour relève que depuis la décision de première instance et alors même que la demande de Madame avait été rejetée, « il n’est pas fait état de nouveaux comportements harcelants ou insultants de la part de Monsieur ». Ainsi, l’absence de réitération d’actes de violence ou de harcèlement, peut constituer un obstacle à la caractérisation du danger (V. également CA Poitiers, 4e chambre civile, 26 Mai 2021 – n° 20/02839 :  JurisData : 2021-010394).

Utilisation proportionnée d’un moyen déloyal et droit à la preuve

Si cette appréciation rigoureuse des conditions garantit un usage mesuré de ce dispositif exorbitant, elle fait de l’ordonnance de protection un outil parfois bien difficile à exploiter dans le cadre des violences psychologiques, invisibles mais pourtant dangereuses et tellement destructrices.

Il faut donc établir que sans cette preuve déloyale, la preuve du fait allégué est impossible et que seule l’utilisation proportionnée d’un moyen déloyal permet de garantir au requérant un droit à la preuve.