S’il est indéniable que la composante biologique connait un succès important auprès des tribunaux, s’impose-t-elle pour autant comme seul critère de définition du lien de filiation ? C’est sur cette question complexe que la Cour d’appel de Paris a dû se pencher dans sa décision en date du 13 avril 2022 (CA Paris, 13 avril 2022, RG n°19/17686). Contrôle de proportionnalité et intérêt de l’enfant peuvent alors jouer un rôle.
Face à la possession d’état, « la vérité biologique c’est l’étrangère ; elle s’impose et supprime tout sur son passage : la biologie […] ne connaît point de filiation, mais des corrélations génétiques » (J. Hauser, « Possession d’état, état des lieux », Journées D. Huet-Weiller, 14 octobre 1993, Université Robert-Schuman, CRFPA d’Alsace, Actes du Colloque, PU de Strasbourg, 1994).
Contestation de paternité
Thomas, né en février 2013, a été reconnu avant sa naissance conjointement par sa mère Mme X et son concubin M. Y, dans un contexte de reconstruction de leur relation amoureuse. Après 3 ans de vie commune, le couple se sépare et la mère assigne M. X en contestation de paternité.
Après avoir obtenu une expertise biologique attestant de la non-paternité de M. X, Mme Y a sollicité, sur le fondement de l’article 333 du code civil, l’annulation de la reconnaissance de paternité. Combinant la primauté de l’intérêt supérieur de l’enfant avec son droit à connaitre son identité, le TGI de Meaux retient que la possibilité posée à l’article 333 du code civil de contester la filiation dans un délai de 5 ans à compter de la naissance ou de la reconnaissance, même si la possession d’état est conforme au titre, n’apparait pas porter une atteinte disproportionnée au respect de la vie privée et familial tant de l’enfant que du père (TGI de Meaux, 2ème chambre civile, 23 août 2019, RG17/00311, obs. C. Siffrein-Blanc, Dr. Fam., novembre 2019, com. n°218.)
Le père souhaite maintenir les liens avec l’enfant
Désireux de maintenir le lien avec l’enfant qu’il considère comme son fils, M. X soulève en appel divers arguments pour faire échec à la contestation.
Dans un premier temps, il invoqua une fin de non-recevoir pour défaut d’intérêt légitime de la mère, cette dernière contestant de sa seule initiative, après la rupture du couple, un lien qu’elle avait elle-même participé à créer. Confirmant sur ce point la position du TGI, la Cour d’appel écarte le moyen et rappelle les principes procéduraux classiques selon lesquels il ne faut pas confondre la recevabilité de l’action et le fond, l’intérêt à agir et la légitimité de la prétention.
Sur le fond en revanche, les moyens soulevés par le père, trouvèrent échos auprès des juges parisiens. En invoquant la convention internationale des droits de l’enfant et l’article 8.1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, le père considère que la suppression du lien de filiation paternelle est contraire à l’intérêt de l’enfant et porte une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale de ce dernier mais également de la sienne.
Pour répondre à la question soulevée, la cour s’attache dans un premier temps à vérifier la conventionnalité des dispositions du droit de la filiation sous le classique triptyque :
- atteinte à un droit fondamental,
- une atteinte légalement prévue
- poursuivant un but légitime.
Ainsi, selon la Cour « si l’action en contestation de paternité et la décision d’annulation d’une reconnaissance de paternité en résultant constituent des ingérences dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale, elles sont prévues par la loi, à l’article 332, alinéa 2, du code civil précité, et poursuivent un but légitime en ce qu’elles tentent à permettre l’accès de l’enfant à la réalité de ses origines (Cass. 1ère civ., 14 octobre 2020 n°19- 12.373 et T19- 18. 791). »
Atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale
Le contrôle in abstracto réalisé, aboutissant à la conclusion d’une conventionnalité des textes, la cour d’appel s’attache dans un second temps à mettre en œuvre un contrôle de proportionnalité in concreto. Devenu incontournable en ce domaine (Cass. 1re civ., 21 nov. 2018, no 17-21095 ; Cass. 1re civ., 7 nov. 2018, FS-P+B+I, n° 17-25.938. Cass. 1re civ., 9 nov. 2016, FS-P+B+I, n° 15-25.068; Cass. 1re civ., 5 oct. 2016, n°15-25. 507 ; Cass. 1re civ., 6 juill. 2016, FS-P+B+I, n° 15-19.853 ; Cass. 1re civ., 1re, 10 juin 2015, n° 14-20.790) le contrôle de proportionnalité permet aux juges d’écarter un texte poursuivant un but légitime mais, dont la mise en œuvre, au cas d’espèce, porte une atteinte disproportionnée à un ou des droits fondamentaux, sans pour autant que la règle elle-même soit jugée inconventionnelle (C. Siffrein-blanc et V. Vigneau, « Le contrôle de proportionnalité en droit de la famille », In Le juge judiciaire face au contrôle de proportionnalité, PUAM, 2018, p. 81-92).
Ainsi, il appartient à la Cour « d’apprécier si concrètement la possibilité de contester et d’annuler la filiation de T. ne porte pas une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée de l’intéressé au regard du but légitime poursuivi et en particulier si un juste équilibre est ménagé entre les intérêts publics et privés concurrents en jeu à savoir l’intérêt du père ou de la mère légale l’intérêt du père prétendu et l’intérêt de la société ».
Très méticuleusement, la cour va analyser chaque intérêt. Elle relève notamment la volonté libre et éclairée de la mère d’accepter la reconnaissance, l’attachement et l’investissement du père légal pour l’enfant, l’incontestable destruction d’un lien de filiation paternelle sans qu’une nouvelle filiation soit établie, et ce alors même que l’action en recherche est encore ouverte, le géniteur informé et absent de la vie de l’enfant. La motivation est par ailleurs nourrie de nombreuses expertises mettant en exergue une relation exclusive et puissante de la mère, la fragilité de l’enfant et son fond dépressif, ses confusions entre un rejet du père et un attachement à ce dernier. Selon l’un des rapports, « il apparaît que maintenir monsieur dans sa paternité, le conforter dans ses responsabilités parentales sera un soutien fort du registre symbolique et de la place des affects et des investissements parentaux face au déterminisme génétique et aux changements d’avis maternel » et « qu’en ce sens pour peut-être être frustrante dans l’immédiat aux yeux de l’enfant, le maintien de la paternité de monsieur pourrait s’avérer protectrice à long terme pour l’enfant face au risque de reddition à une seule filiation qui se voudrait toute puissante ».
Eu égard à l’ensemble des pièces produites, la cour affirme disposer d’assez « d’éléments suffisamment étayés sur la vie de l’enfant depuis sa naissance et sur son développement actuel pour considérer que l’appréciation de l’intérêt de l’enfant ne se réduit pas à la seule dimension biologique de la filiation aussi importante soit-elle dans la jurisprudence de la cour de Strasbourg comme un élément de l’identité de chacun. L’intérêt supérieur de l’enfant au regard de sa situation actuelle, de son besoin de stabilité pour sa construction psychique et son épanouissement, de l’investissement continu de M. auprès de lui depuis la naissance ainsi que de l’absence d’une filiation paternelle de remplacement comme éléments d’identification, commande de maintenir sa filiation à l’égard de M.
Il s’ensuit que l’action en contestation de paternité et la décision d’annulation d’une reconnaissance de paternité en résultant portent une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée et familiale de Thomas et de monsieur ».
Paternité biologique, paternité sociale
Si la décision s’inscrit dans une lignée différente des décisions de la Cour de cassation (Cass.1re civ., 7 nov. 2018, FS-P+B+I, n° 17-25.938. V. contra. Cass. 1ère civ. 12 sept. 2019 pourvoi n°18-20472) et de la CEDH (CEDH, 14 janv. 2016, n° 30955/12, Mandet c/ France : JurisData n° 2016-000119, JCP G., n° 11, 14 mars 2016, 305, note Th. Garé), des différences notables dans les situations sont à relever :
- la mère avait souhaiter la reconnaissance mensongère et provoquée la rupture des liens,
- le géniteur était connu, absent de la vie de l’enfant et sans velléité de devenir père
- le père légal était présent et aimant depuis le début de la naissance de l’enfant
- un lien d’attachement était avéré entre l’enfant et son père légal
L’action en justice en contestation n’avait donc pas pour effet de permettre à l’enfant de rétablir une filiation conforme à la vérité biologique, ni de connaitre son histoire, mais seulement de détruire un lien sans substitution. L’utilisation pertinente du contrôle de proportionnalité in concreto a permis de faire échec à l’absolue vérité biologique, pour laisser place à la reconnaissance d’une paternité sociale. En considérant que l’intérêt supérieur de l’enfant ne se trouve plus systématiquement dans la traque d’un lien de filiation contraire à la vérité biologique mais peut conduire au maintien d’une filiation affective, la Cour d’appel de Paris préserve l’enfant de ce que Pierre Legendre appelait la « conception bouchère de la filiation » (Pierre Legendre, Filiation. Fondement généalogique de la psychanalyse, Leçons IV, suite 2, par Alexandra Papageorgiou-Legendre, Paris, Fayard, 1990, p. 209).